Lorsque, après dix ans de requêtes et de pressions, le Service roumain de renseignements a enfin accepté de déclassifier les dossiers de la Securitate, la politique roumaine a vacillé sous le poids des révélations et des verdicts de collaboration avec la police secrète. Mais derrière ce séisme politique, peu ont pensé aux anonymes — ces citoyens ordinaires qui, après des années d’attente, ont enfin pu accéder à leur passé consigné sur papier. Certains ont pleuré en silence, d’autres ont explosé de colère ou se sont effondrés en découvrant la vérité. Pour eux, ces archives sont des boîtes à surprises capables de bouleverser leur vie à jamais.
Vasile Gavrilescu n’a jamais oublié ce matin de mai 2001. Parti tôt depuis Horezu, il avait traversé la fraîcheur mordante de l’aube, tenaillé par l’impatience et la crainte de découvrir enfin ce que contenaient ses dossiers de la Securitate. Dans ces pages jaunies il espérait retrouver les manuscrits de ses romans, confisqués par les autorités communistes des décennies plus tôt. À Bucarest, il était venu les récupérer.
Lorsque le train siffla son arrivée en Gare du Nord, Gavrilescu descendit sur le quai, la démarche incertaine, son sac en toile sur l’épaule. Il prit la direction du bureau du Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate.
Il décida de fumer une cigarette avant d’entrer dans la salle de lecture. Il était encore tôt, les tables étaient vides. Une brise légère s’engouffrait par les fenêtres entrouvertes.
Assis, Gavrilescu laissa ses pensées dériver. Des souvenirs ressurgirent: des visages, des bribes de conversations, des moments épars d’une vie que les années avaient ébréchée. Son passé, disséminé quelque part dans les centaines de pages qu’il allait bientôt feuilleter.
L’arrestation
Ce matin-là, le 23 novembre 1972, Vasile Gavrilescu était seul dans son appartement de Craiova. Sa femme était hospitalisée. Dans la cuisine, une petite casserole émaillée frémissait sur le réchaud. Soudain, des coups secs frappèrent à la porte. Trois hommes en civil se tenaient devant lui. Ils se présentèrent comme agents de la Securitate et lui montrèrent un mandat de perquisition. Une lettre anonyme l’accusait de trafic de pierres précieuses et de détention illégale de devises étrangères. Gavrilescu esquissa un sourire ironique. L’accusation lui parut absurde.
Les agents fouillèrent l’appartement, puis se dirigèrent vers la cuisine. Une coiffeuse aux tiroirs encombrés de linge d’enfants attira leur attention. Ils l’ouvrirent, vidèrent son contenu et dévissèrent méthodiquement le fond.
C’est là qu’ils découvrirent quatre cahiers d’écolier, soigneusement dissimulés : quatre manuscrits. Quatre romans anticommunistes.
Gavrilescu resta figé. Un vertige le prit. Aucun mot ne franchit ses lèvres.
La journée et la nuit suivantes se déroulèrent entre les murs austères de la Milice et ceux de la Securitate. Ereinté, il se rendit directement à l’hôpital au matin. Sa femme, Aurora, allongée dans son lit, ecouta tout, le regard incrédule, avant de lâcher dans un soupir: « Eh, bien…si tu te mets à faire des bêtises…»
L’amour et la lutte
Né dans un champ, orphelin de père, Vasile Gavrilescu avait grandi dans la précarité. Sa mère, renvoyée de l’usine de bonbons, n’avait pas pu payer son loyer et s’était retrouvée à la rue.
À sept ans, Gavrilescu avait intégré l’armée royale comme enfant de troupe. Il s’était attaché à son commandant, une figure paternelle qu’il n’avait jamais eue. Lorsque cet officier s’était suicidé, désespéré par l’arrivée du régime communiste, l’enfant avait sombré. Pris de panique, il s’était tiré une balle dans la poitrine. Par miracle, la balle avait ricoché sous une côte et les médecins l’avaient sauvé.
Il avait 14 ans lorsque les portes de l’école navale de Constanța se refermèrent derrière lui. « Rends ton équipement et disparais ! » lui lança un officier. Son passé d’enfant de troupe dans l’armée royale le rendait indésirable dans la marine communiste.
Pour Gavrilescu, cette expulsion sonnait comme une condamnation. Il savait déjà qu’il ne ferait jamais la paix avec le régime.
Aurora, il l’a rencontré en 1955, au lycée de Craiova. Il avait 18 ans, elle 16. Il se souvenait encore de sa silhouette menue, de ses cheveux blonds et de son sourire éclatant. Fragile en apparence, elle l’avait touché. Lui aimait les livres. Elle aimait l’écouter.
Un an après le lycée, Gavrilescu fonda une organisation clandestine de résistance. Avec Aurora à ses côtés, ils rassemblérent des partisans, des armes et nourrirent le rêve d’une révolution anticommuniste. Il lui donna une arme et lui apprit à s’en servir. Aurora devint sa confidente et sa complice.
La fuite manquée
Avec le temps cependant, l’enthousiasme s’éteignit. Autour de Gavrilescu, la ferveur laissa place à la peur et aux soupçons. Il en était convaincu : des informateurs s’étaient infiltrés parmi ses camarades et transmettaient leurs actions au ministère de l’Intérieur. Deux ans plus tard, ses craintes se confirmèrent : la Securitate était à leur recherche à Craiova.
Pour Gavrilescu eta sa femme, il ne restait qu’une option: fuir vers l’Ouest.
En décembre 1958, ils partirent. Ils s’habillèrent chaudement, prirent chacun un pistolet et quelques fioles de gaz de combat. Gavrilescu glissa dans sa poche une boussole militaire et une carte détaillée.
À Timișoara, ils prirent un train local pour Iamu Mare. Près de la frontière, ils descendirent discrètement. Il faisait nuit et froid, la neige crissait sous leurs bottes.
Aurora alluma brièvement son briquet pour s’orienter. L’aiguille de la boussole indiqua le nord. Ils prirent la direction de la Yougoslavie. un chemin que Gavrilescu connaissait bien pour l’avoir emprunté lors des contacts avec les mouvements de droite yougoslaves.
Il leur suffisait d’un moment d’inattention des gardes pour franchir la zone la plus risqué et traverser discrètement les champs enneigés.
Mais les chiens les flairèrent et aboyèrent. Pris de panique, le couple se jeta dans un buisson de prunelliers, retenant son souffle.
Ils auraient pu s’en sortir. Mais lorsque les soldats approchèrent, Aurora céda à la panique et tira un coup de feu. Un geste qui les trahit aussitôt.
Arrêtés, ils furent conduits au poste frontière, puis renvoyés à Craiova et livrés à la Securitate.
La prison et le retour difficile
Pendant des mois, Gavrilescu et Aurora subirent des interrogatoires répétés, écrasés par la pression psychologique. Au printemps, leur procès s’ouvrit et s’éternisa jusque tard dans la nuit.
À l’issue de l’audience, ils furent conduits dans des cellules séparées. Avant cela, Gavrilescu obtint la permission d’échanger quelques mots avec Aurora. Épuisés, ils se parlèrent à peine. La prison les attendait, la séparation était inévitable. Aurora lui demanda d’écrire, il promit de le faire.
Le lendemain, le verdict tomba. Gavrilescu tenta d’endosser seul la responsabilité pour épargner sa femme. En vain. Il fut condamné à 22 ans de prison — autant que son âge — et Aurora à 12 ans. Lui fut envoyé à la prison de Gherla, elle à celle de Miercurea Ciuc.
En 1964, sous pression internationale, le gouvernement de Gheorghe Gheorghiu-Dej promulgua un décret de grâce pour les prisonniers politiques. Aurora Gavrilescu fut libérée en juin et retourna à Craiova. Deux mois plus tard, Vasile sorti a son tour.
Sans attendre, il prit le train pour rentrer. Depuis cinq ans, il avait pensé à Aurora chaque jour. En prison, rongé par la culpabilité, il s’était inventé des fautes, se reprochant sans cesse de l’avoir entraînée dans cet enfer.
Il la retrouva le soir même, dans l’appartement de son frère. Lorsqu’ils se croisèrent du regard, Gavrilescu sentit un élan irrésistible : il voulut la serrer dans ses bras, effacer les nuits de solitude et de remords. Mais Aurora, bien que bienveillante, resta à distance. L’éclat de ses yeux, celui qu’il connaissait si bien, s’était éteint.
Ils tentèrent pourtant de renouer avec leurs habitudes. Mais quelque chose s’était brisé. L’angoisse des lendemains incertains et la peur du régime pesaient sur leurs épaules. Vasile Gavrilescu se sentait pris au piège, enfermé dans une cage sans issue.
Encore une fuite
Un jour, Gavrilescu se confia à Aurora: « Ce sera pire maintenant que Ceaușescu est au pouvoir. Je vais partir. Cette fois, seul. Si j’y arrive, je ferai tout pour que tu me rejoignes. » Aurora accepta.
Pendant un an, il s’entraîna sans relâche. Il soulevait des haltères, nageait à la piscine, endurcissait son corps pour le jour où il tenterait sa chance. Puis, un soir d’été, se glissa près de Turnu Severin.
À la frontière, la terre venait d’être fraîchement labourée. Pour ne pas laisser de traces, il s’enveloppa dans un sac plastique et roula jusqu’au bord du Danube. Là, il se jeta à l’eau, près de la queue de l’île de Șimian, et nagea jusqu’à l’autre rive. Exténué mais soulagé, il crut avoir réussi.
Dès son arrivée, il se livra aux autorités yougoslaves, persuadé qu’elles lui accorderaient l’asile. Il ignorait que Ceaușescu avait signé un accord secret avec Tito pour stopper les déserteurs.
Sur un pont de barges, au milieu du Danube, les deux régimes conclurent un échange : les Roumains livrèrent deux tonnes de sel, les Serbes leur rendirent Gavrilescu.
À son retour, l’engrenage reprit: interrogatoires, menaces, procès. Aurora l’accueillit avec un regard chargé de reproches. Il fut condamné de nouveau et renvoyé en prison. Lorsqu’il retrouva la liberté, sa fille, née pendant sa détention, avait déjà quatre ans.
Refuge dans le cimetière
Il se remit à écrire. Face à un régime qui broyait les esprits, Gavrilescu savait qu’il ne pouvait plus lutter avec des armes. L’écriture devint sa seule résistance.
Mais il n’osait pas écrire chez lui. Il prétendait à son entreprise qu’il travaillait sous le terrain pour disparaître quelques heures. Il glissait ses manuscrits dans le double fond de sa sacoche à outils et partait se promener. Parfois, il sentait une ombre derrière lui — un agent de la Securitate.
S’il apercevait cette silhouette, il savait que la partie était perdue pour la journée. Alors, il s’enfonçait dans les ruelles, prenait le tramway à la volée, faisait demi-tour à l’improviste. Pour écrire en paix, il fallait d’abord semer la peur qui le poursuivait.
Dès qu’il se savait seul, Gavrilescu filait au cimetière de Craiova. Là-bas, entre les allées silencieuses bordées de tombes, il trouvait enfin du répit. Son refuge était le caveau Vorvoreanu, la plus grande sépulture du cimetière.
Il entrait discrètement, refermait la lourde porte métallique et respirait enfin. Seul dans cette pénombre moite, il relâchait la tension qui le tenaillait. Il pensait aux agents de la Securitate qui le suivaient, écoutaient ses conversations et scrutaient ses gestes. Il les maudissait en silence.
Parfois, la tristesse l’accablait. D’autres fois, la rage montait, une colère sourde qui le poussait à rêver de vengence.
Pour se calmer, il allumait des bougies à tâtons et écrivait. Ces pages, il les avait déjà rédigées mentalement en prison. Privé de papier et de crayon, il avait improvise : il enduisait la semelle de sa botte de chaux humide et y grattait ses poèmes avec la moitié d’un bouton.
Écrire était sa seule échappatoire. Il voulait raconter les histoires de ceux qu’il avait croisés dehors ou en prison. Un dictionnaire d’histoires où victimes et bourreaux se côtoyaient, où chaque nom était une plaie à vif.
Il écrivait tard dans la nuit, à la lueur vacillante des bougies, jusqu’à ce que les filets de lumière sous la porte disparaissent.
Mais chaque soir revenait l’angoisse : où cacher ses cahiers ? Et si le major Iovan, l’agent chargé de sa surveillance, le surprenait ? Il imaginait déjà sa voix moqueuse : « C’est là que tu étais, Sile Gavrilescu ? »
Un jour, il décida d’agir. Dans sa cuisine, il fabriqua une coiffeuse avec un double fond vissé ou il dissimula ses manuscrits. Il la laissa bien en vue pour ne pas éveiller les soupçons. Il n’en parla jamais. Seule Aurora était au courant.
Un repli douloureux
Contre toute attente, Gavrilescu ne fut pas arrêté une troisième fois. Lorsque ses manuscrits furent découverts, la Securitate ne trouva aucune preuve qu’il avait tenté de les diffuser. Le simple fait de les avoir cachés ne suffisait pas pour le condamner. Le dossier fut classé.
Mais cette victoire laissa des cicatrices. Gavrilescu cessa d’écrire. Il coupa les ponts avec ses anciens camarades et refusa même de recevoir des amis, persuadé que certains l’avaient dénoncé.
La peur et les soupçons le rongèrent. Peu à peu, il se replia sur lui-même, préférant la solitude et le silence à la peur de la trahison.
En 1985, le régime communiste roumain tenta une manœuvre inattendue. À Craiova, les autorités dressèrent une liste d’insurgés jugés irrécupérables, que le pouvoir préférait expulser plutôt que d’emprisonner — une tentative de redorer son image auprès des Occidentaux.
Le nom de Vasile Gavrilescu figurait sur cette liste. Déchu de sa citoyenneté roumaine et déclaré « apatride », il n’avait plus qu’une option : frapper aux portes des consulats. La France lui accorda l’asile politique.
En quittant son pays, Gavrilescu espérait offrir un nouveau départ à sa famille. Avec Aurora et leurs deux enfants — une fille prête à entrer à l’université et un fils encore au lycée —, il traversa la frontière.
Mais très vite, les illusions s’évaporèrent. L’exil fut rude. Ils passèrent leurs premiers jours en France dans un foyer d’émigrés. Gavrilescu trouva du travail sur un chantier, mais ce quotidien de labeur n’avait rien de la liberté qu’il espérait.
La révélation
Des années plus tard, installé dans la salle de lecture des archives du CNSAS à Bucarest, Gavrilescu plongeait dans ses dossiers, les genoux chargés de feuillets jaunis.
C’est alors qu’il tomba sur une déclaration signée d’une main familière. Son visage se vida de son sang. L’air sembla lui manquer.
Une assistante s’approcha, inquiète.
« Que se passe-t-il, monsieur Gavrilescu? Qu’avez-vous découvert ? »
On lui apporta un verre d’eau. Gavrilescu, hagard, contemplait les pages éparpillées devant lui. Sur l’une d’elles, un texte au ton administratif portait une signature : Aurora.
Un engagement de collaboration avec la Securitate.
Signé en prison, le 5 avril 1961.
Le jour de son anniversaire.
Le document disait:
„Moi, soussignée Gavrilescu Aurora, née le 22 mai 1939 à Băilești, région de Craiova, actuellement condamnée à 12 ans de prison correctionnelle, je m’engage par la présente à collaborer dans le plus grand secret avec les organes de la Securitate de l’État, et à les informer en temps opportun de toute action hostile fomentée contre le régime démocratique populaire de la RPR par les détenues avec lesquelles je serai en contact, ainsi que par d’autres individus, sans faire d’exception, y compris parmi mes proches ou mes parents éloignés…„
Un froid glacial traversa Gavrilescu.
Sa femme. Sa compagne de lute. Celle en qui il avait placé toute sa confiance.
Elle avait collaboré avec ceux-là mêmes qui l’avaient traqué, emprisonné et brisé.
Il resta là, immobile, le regard figé sur cette signature qui, à elle seule, remettait en cause toute son histoire.
La trahison
Quelques pages plus loin, une note manuscrite attira l’attention de Gavrilescu. D’un geste fébrile, il s’arrêta et lut:
„Attention! La nommée Gavrilescu Aurora entretient des relations intimes avec le lieutenant-colonel de la Securitate Teberius.”
Signé: Major Iovan.
Il relut plusieurs fois ces mots, incrédule. Comme s’il espérait les voir disparaître sous son regard.
Il poursuivit sa lecture, plongeant dans les dossiers comme s’il parcourait le récit troublant d’une vie qui n’était plus la sienne.
Déclaration après déclaration, il avait la sensation d’espionner sa propre existence. Mais ce qu’il découvrait n’était pas l’histoire qu’il croyait connaître.
Une autre vérité, cruelle et insoupçonée, se dévoilait: celle d’une épouse qui, pendant des années, avait été à la fois informatrice et amante d’un agent de la Securitate.
Gavrilescu comprit alors que sa traque par la police politique ne s’était jamais arrêtée. Dès sa sortie de détention, sept mois auparavant, la Securitate avait déjà bâti un dossier sur lui. Considéré comme un « élément extrêmement dangereux », il était sous surveillance constante.
Les méthodes employées pour le neutraliser étaient méticuleuses. En parcourant les noms des informateurs, Gavrilescu en compta quarante-trois. Des collègues, des connaissances, parfois des proches. Mais le nom qui revenait le plus souvent était celui d’Aurora. Toujours Aurora.
Il se demandait encore comment la Securitate avait découvert ses écrits et l’endroit où il les avait cachés. Parmi les centaines de pages marquées « strict secret », il cherchait désespérément une explication.
Puis, il la trouva.
Une déclaration, datée du 20 juin 1972, rédigée à l’Inspection départementale de Dolj. En haut de la page, le nom de son épouse.
„Il y a environ un an, mon mari a commencé à rédiger certains textes. Leur contenu est profondément hostile, voire révoltant (…). Un jour, il m’a dit qu’il rêverait de parler à Radio Free Europe, pour dénoncer et calomnier les réalisations du régime. Il écoute cette station et en est influencé (…). Je me propose de remettre aux organes de la Securitate l’ouvrage que rédige mon mari, mais seulement lorsque celui-ci sera absent, notamment lors d’une prochaine délégation à Bucarest, qu’il souhaite faire bientôt.”
Gavrilescu referma lentement le dossier et s’enfonça dans son siège. Sa gorge était sèche, ses tempes battaient.
Dans cette déclaration, il ne lisait pas seulement la trahison de sa femme. Il y voyait les contours d’un piège soigneusement tissé, dans lequel il était tombé sans le savoir.
Depuis des années, il croyait avoir défié le régime, trompé la vigilance de ses geôliers. Il réalisait à présent que ses victoires avaient toujours été surveillées, contrôlées, parfois même permises.
Et que l’ennemi avait été tout près, dans son propre foyer.
Le monstre aux mille oreilles
Le document était accompagné d’une note de travail, rédigée dans le jargon glacial de la police politique:
„Nous preparons actuellement un plan pour entrer secrètement en possession de l’ouvrage que rédige Gavrilescu Vasile. Il est nécessaire d’introduire des moyens [de surveillance technique] dans son domicile. Pendant ce temps, G. sera envoyé en mission à Bucarest pour se procurer du matériel nécessaire à l’entreprise où il travaille.”
Signé: Major Iovan Constantin.
La Securitate avait monté un plan minutieux pour piéger Vasile Gavrilescu. Considéré comme un “élément hostile”, cet électricien-poète, connu pour ses écrits clandestins, devait être surveillé et neutralisé avant de transmettre ses textes à l’étranger.
Le 12 août 1972, l’opération fut déclenchée. Gavrilescu fut envoyé à Bucarest pour une mission fictive. Pendant son absence, Aurora, son epouse, fut convoquée par la Securitate. Elle accepta de collaborer, comme le révèlent les archives.
Les préparatifs furent méthodiques. Les enfants du couple furent envoyés à la maternelle, leur déplacement surveillé. Deux voisines âgées, vivant à l’étage supérieur et rarement absentes, représentaient un risque: elles auraient pu surprendre les agents. Pour les éloigner, le policier de quartier réunit les locataires dans un appartement voisin, sous prétexte d’une réunion sur les visas de résidence.
Pour éviter toute visite inopinée, les escaliers menant à l’étage furent placés sous surveillance. Des agents veillaient à renvoyer les curieux.
Pendant près de deux heures, une équipe technique s’affaira dans l’appartement de Gavrilescu. Derrière un mur de la pièce principale, ils percèrent discrètement une ouverture menant vers l’extérieur et installèrent un micro relié à un faux circuit téléphonique.
Le bruit de la perceuse aurait pu éveiller des soupçons. Pour le couvrir, les agents pénétrèrent dans l’appartement voisin et montèrent la radio au maximum.
Quand Gavrilescu revint de Bucarest, sa vie était désormais scrutée minute par minute. Sa maison était truffée de micros. Chaque mot était enregistré, chaque conversation consignée dans les rapports de la Securitate.
Ses manuscrits, qu’il croyait à l’abri, avaient déjà été lus. Désormais, sa chute n’était plus qu’une question de temps. Le piège était en place. Gavrilescu, sans le savoir, y était déjà enfermé.
Une vie réécrite
Par une journée grise de décembre 2007, Vasile Gavrilescu fend la foule place Romană, à Bucarest. Il avance à pas rapides, la tête rentrée dans les épaules, indifférent au vacarme ambiant. L’agitation incessante, les rires stridents des jeunes insouciants, les manteaux colorés qui tranchent avec la grisaille du bitume — tout l’agace. Il ne se reconnaît pas dans ce monde trop bruyant, trop vivant. Sa jeunesse à lui s’est consumée dans l’obscurité des cellules, rongée par la peur et l’attente.
Aujourd’hui, c’est un homme de 70 ans qui progresse maladroitement parmi les passants. Casquette usée, manteau court, sacoche fatigue – il porte les marques d’une vie cabossée. Il est venu récupérer un dossier auprès du CNSAS, le Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate. Depuis six ans, il revient régulièrement chercher ces liasses jaunis, déterrés au fil des découvertes dans les archives du régime.
Il sait que ces dossiers ne lui apporteront rien de plus que du chagrin, mais il ne peut renoncer à les lire. Feuilleter ces pages est une douleur nécessaire, un masochisme étrange qui le soulage.
Dans son bureau à Horezu, enfoncé dans les coussins râpés d’un vieux canapé, Gavrilescu passe des heures à relire chaque rapport, chaque témoignage, chaque mot qui le concerne. Un détail en apparence anodin suffit parfois à rouvrir des souvenirs qu’il croyait enfouis. Des pans entiers de son passé ressurgissent, projetant une lumière cruelle sur ce qu’il croyait connaître.
Quand il ne supporte plus cette spirale de pensées, il s’installe devant son bureau et écrit. Il jette sa souffrance sur le papier, distille ses angoisses en phrases aiguisées, cherchant désespérément un sens à ce qui s’est passé. Écrire, c’est sa manière de reprendre le contrôle, de dompter par les mots ce qui lui a échappé en vivant.
Gavrilescu sort rarement. Ses anciens amis l’évitent. Ils savent qu’il est du genre à “ne pas oublier”, à raviver sans cesse les blessures du passé. Pour eux, il est devenu un homme amer, hanté par ses fantômes.
Certains, il les a contacté apres avoir découvert dans les dossiers qu’ils l’avaient trahi. Il voulait leur dire qu’il savait. Qu’il n’y avait plus de raison de feindre l’amitié. Parmi ces noms, figurait tous ses anciens camarades de lutte, révélés sans exception comme collaborateurs de la Securitate.
Mais cette trahison-là n’était rien, comparée à celle d’Aurora.
Aurora, son unique amour. Celle qu’il avait portée dans ses rêves de jeunesse, celle avec qui il avait espéré un monde meilleur. Il avait tenté de ne pas lui en vouloir, de comprendre, de lui trouver des excuses. Mais il n’y parvenait pas. Sa trahison était devenue une obsession, un poison qui le rongeait.
Le plus douloureux, peut-être, c’était de comprendre que tout ce qu’il avait cru vivre — son héroïsme, ses actes de bravoure, ses victoires face au régime — n’avait été qu’une illusion. Chaque action, chaque geste avait été scruté, permis, parfois même manipulé. Ses triomphes n’étaient que de petites victoires tolérées par le système, qui contrôlait tout, même ses moments de répit.
Les vingt-deux dossiers qu’il a étudiés ne lui ont pas rendu sa jeunesse ni effacé les années volées. Pas plus que les quatre romans qu’il rêvait de publier ne lui ont offert la reconnaissance espérée.
La Securitate lui a pourtant laissé un dernier héritage : un puzzle de 22 000 pages à en-tête officiel. Un amas de rapports, de notes, de déclarations qu’il assemble, page après page, pour reconstituer l’histoire de sa propre vie.
Celle qu’il croyait connaître.
Celle qu’il découvre, douloureusement, telle qu’elle a vraiment été.
(Texte publié à l’origine dans le magazine Esquire, avril 2008. Vous pouvez voir la parution ici)
Photo: Dia Radu